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Le blog

L'engagement du yoga

Dernière mise à jour : 6 déc. 2023

Dans la célèbre épopée « Bhagavad-Gītā », lorsque Arjuna s’apprête, avec ses frères, à s’engager dans une bataille décisive contre ses cousins, il est épris de conflits intérieurs qui le font douter au point de le terrasser, jusqu’à l’effondrement. Comment pourrait-il combattre contre sa propre famille ? Quelles conséquences aurait une défaite ? Et pire encore, quelles conséquences pourrait avoir une victoire ? Mais alors, peut-il renoncer, lui le guerrier des guerriers, dont le sens même de sa vie est de combattre ? Ou doit-il s’engager dans le combat contre sa propre famille, contre ses propres maîtres d’arme ? Est-ce que la mort n’est finalement pas la meilleure des issues ? C’est de cette lutte intérieure dont Arjuna fait part à Kṛṣṇa, le conducteur de son char, par ailleurs grand érudit et 8ème avatar de Viṣṇu, espérant qu’il lui apporte des réponses.


Ne dévoilons pas ici le dénouement de cette histoire racontée dans le chant du bienheureux, et que chaque yogi en herbe devrait connaître. Mais elle est particulièrement éclairante quant au questionnement que peut entrainer l’engagement. Par quoi sommes-nous motivés lorsque que nous choisissons de nous engager ? Qu’est-ce que cela implique ? L’engagement n’est-il pas un grand agitateur de conflits intérieurs ? En quoi cette question peut intéresser un yogi ? Est-il possible de trouver un engagement « juste » ? De quelles actions s’agit-il ?


Pour apporter finalement quelques éléments, complémentaires à la Bhagavad-Gītā , guide absolu de réflexion sur l’engagement, revenons quelques instants sur l’étymologie du mot « engagement ». Nous en tirerons quelques aspects peu « yogi-compatibles », puis nous tenterons de retourner la pièce, avec un pincée d’espièglerie, pour questionner l’engagement du point de vue d’une démarche personnelle yogi et proposer un cadre synthétique de ce qui pourrait constituer l'engagement juste du yogi.


L’engagement, un acte peu yogi-compatible ?

« Engagement », de « engager », est former du préfixe « en » (« in » en latin, dans, sur, qui associé à un substantif, en marque l’aspect inchoatif, une action qui commence) et de « gage », signifiant ainsi « mettre en gage », (Cf « Dictionnaire historique de la langue française »).


Le CNRTL propose le parcours historique du mot suivant :

  • 1183 : action de mettre en gage, de lier par une convention, un contrat.

  • 1580 : « état où l'on est lié par quelque obligation » (Montaigne, Essais, livre III, chap. IX, éd. A. Thibaudet, p. 1083).

  • 1680 : « fait d'entrer dans un espace étroit ».

  • 1704 : « fait d'engager un combat ».

A noter que ce même dictionnaire, propose comme antonymes : abandon, calme, dégagement, désaveu, démission, désengagement, paix, refus, …


Complétons cette première approche par quelques propositions du Dictionnaire de l’Académie :

  • 1694 : engagement signifie promesse, attachement, obligation qui montre que l’on n’est plus en liberté de faire ce que l’on veut.

  • 1935 : engagement signifie aussi action de s’engager par une promesse ou le résultat de cette action.

  • Aujourd’hui : commencement, mise en train ; initiative. L’engagement d’une affaire, d’une procédure. L’engagement des négociations.

A priori, l'engagement paraît peu compatible avec l'esprit "yogi", car en première approche, l'engagement nécessite :

  1. La conjonction d’un certain nombre de motivations mues par la satisfaction de désirs, « externes » ou « internes » et donc potentiellement artificiels. Or, nous savons, nous yogis que le désir est source d’affliction.

  2. La réalisation d’actions en réponse à des motivations, non nécessairement souhaitées. Or nous savons nous yogis que chacune de nos actions produira des fruits qui à leurs tours vont conditionner de nouvelles actions, positives ou négatives.

  3. La mobilisation de moyens (une caution par exemple), l’engagement d’un bien qui nous est propre, comme preuve de notre engagement, et donc une capacité de dédouanement. Or nous savons nous yogis que seul ce qui nous est exclusivement personnel peut être engagé.

  4. Des conditions de réalisation des actions ou de mobilisation des moyens, certaines pouvant conduire par exemple à l’établissement d’un rapport de dépendance. Or, nous savons nous yogis que si nous ne respectons pas certaines conditions nous risquons fort de nous tromper de voie.

  5. Une attente de résultats, formalisée ou non par un contrat écrit ou moral, et donc une contrepartie de ce que nous engageons. Or, nous savons, nous yogis que l’attachement est également source d’affliction.

Et pourtant, l’engagement est au cœur de la démarche du yoga. Alors que signifie l'engagement pour un pratiquant de yoga ?


L’engagement yogique, un engagement particulier


Point de yoga sans engagement. Pourquoi ?


La motivation

Les Yoga Sūtra de Patañjali nous enseignent que, baigné dans une perception erronée de la réalité, nos souffrances, nos douleurs, trouvent leurs origines dans nos désirs qui vont nous conduire à produire continûment des actes dont les fruits vont laisser des empreintes, des conditionnements (saṃskāra), qui vont à leurs tours, conditionner, colorer nos actions à venir et nous emmener potentiellement vers de nouvelles souffrances. Nous serions ainsi aux prises de ce cercle action/résultat qui perpétuellement entretien voire accentue notre confusion dans la perception de la réalité et nous maintient éloigné de la clarté, de la réalité, de ce qui est (Point 1 ci-dessus). Nous avons ici notre motivation, nous libérer de nos conditionnement pour nous libérer de nos souffrances, de nos conflits intérieurs.


Notons au passage que pour les ascètes du Nord-Est de l’Inde, les shramanes, du 1er millénaire avant JC, l’homme n’est que souffrance. Il doit se libérer du cycle des renaissances, s’extraire des transmigrations (le samsara), justifiées par les fruits produits par nos actes (le karman). Pour les shramanes, l’acte est ce à quoi il faut renoncer, car est à l’origine du samsara (des transmigrations). Il nous faut donc renoncer aux actes qui sont responsables de la captivité de notre âme !! Plusieurs courant de pensées ont d’ailleurs vu le jour, avec cette idée fondatrice, comme le jaïnisme…


L'action

Mais il y a une bonne nouvelle, comme cela a été affirmé par la pensée indienne plusieurs centaines d’années avant JC, l’homme peut en agissant sur ses actes présents modifier son avenir ! Sa destinée relève de sa propre responsabilité (Le libéralisme est né) ! Sa destinée relèverait donc de sa propre responsabilité ! Nous allons devoir nous mobiliser dans l’acte d’agir sur nos actions (point 2 ci-dessus). Ce qui, convenons-en est une action particulière. Ainsi, même si cela peut sembler d’ailleurs paradoxal pour un yogi, car nous allons donc bien pourvoir (devoir ?) agir, et cela pour influer sur nos actions et donc sur les résultats de nos actions. Ainsi, le yogi agît, même lorsqu’il est assis en tailleur pendant de longues heures, immergé dans sa méditation.


Nous avons trouvé là la motivation, nous libérer de nos conditionnements (point 1), l’action, agir sur nos propres actions (point 2) et. Cela n’est pas sans poser quelques questions. De quelles actions sur nos actions parlons-nous ? Comment agir et pour quel résultat finalement ?


Les moyens de l'action

Quelles sont les moyens proposés par le yoga (point 3 ci-dessus) ? Quelles actions pourraient servir de support à notre "action" ? Les Yoga Sūtra de Patañjali regorgent de propositions qui ne manqueront d'ailleurs certainement pas d'introduire quelques confusions dans notre esprit entre "quelle action réaliser ?" et "Comment réaliser l"action" ? Bien entendu, en premier lieu, viennent les 8 axes (aṅga) du yoga proposés par Patañjali dans le sutra 2.28 et 2.29 :


YS2.28 - Les membres (aṅga) du yoga permettent la destruction des impuretés (aśuddhi) pour que la conscience resplendisse (jñānadīpti) jusqu’au discernement (viveka).

YS2.29 - Contrôle de soi (yama), discipline (niyama), posture (āsana), contrôle intense de la respiration (prānāyāma), concentration par rétraction des sens (pratyāhāra), concentration (dhāraṇā), méditation (dhyāna), communion spirituelle (samādhi) sont les 8 membres du yoga (aṅga).


Si les yama et niyama relèvent plutôt du comment, nous pouvons aisément convenir que la posture (āsana), sous-entendue assise à l'époque de l’écriture de ce texte, le contrôle de la respiration (prānāyāma) ou encore la méditation sont bien des actions que le yogi va réaliser pour pouvoir observer et agir.


Comment les réaliser ?

Pour répondre à la question du "comment" (point 4 ci-dessus), revenons quelques instants à la Bhagavad-Gītā , véritable traité pratique de l’action juste, qui peut nous apporter quelques éclairages pour nous guider. La Bhagavad-Gītā qui nous rappelle que nous sommes sous l’emprise de nos désirs, et que ce sont bien eux qui nous poussent à agir, mais que, contrairement à ce que certains ascètes ont tenté de faire, nous ne pouvons pas ne pas agir, ce qui va dans le sens du point 2. Nous ne pouvons qu’agir. Le verset 4.18 donne quelques pistes en indiquant que « Celui qui reconnaît l’inaction dans l’action et l’action dans l’inaction est un sage parmi les hommes. Il est un yogi et il accomplit vraiment toutes les actions ». Et Le verset 4.20 indique par exemple que « Ayant abandonné l’attachement pour le fruit de l’action, toujours satisfait, ne dépendant de rien, il n’agit pas, bien qu’il soit engagé dans l’action. ». Que nous disent ces versets ? (CF Commentaire de Swami Chinmayananda de la Bhagavad-Gītā ) Ils nous invitent à distinguer les actions qui sont sous l’emprise du désir (L’action), de celles détachées de tout désir (l’inaction). Ils nous invitent surtout à devenir « celui qui reconnait » cela, c’est-à-dire à devenir celui qui agit (avec son corps) sans désir (l’inaction), et celui qui agit (avec son mental) dans l’inaction (avec son corps). Et ainsi comme le précise Swami Chinmayananda dans son commentaire, « nous serons libérés des entraves à notre liberté, habités par l’attente fiévreuse de résultats ».


Bien-sûr, ce n'est pas la seule condition. Il viendra, par exemple, assez spontanément, à l’esprit de tout yogi qui chercherait à définir l’engagement, le terme « tapas », signifiant « chaleur, ardeur », ou encore « ascèse », selon le dictionnaire sanskrit de l’INRIA). Terme qui apparait dès le début du chapitre 2 des Yoga Sūtra de Patañjali comme un des trois piliers du yoga de l’action (YS2.1) (selon certaines traductions) mais aussi comme une des disciplines personnelles (YS2.43) (niyama) du yoga pour nettoyer les impuretés du mental. Les historiens du yoga nous rappellent d’ailleurs souvent que « tapas » puise son origine dans les textes originels des Veda et relève bien d’une tradition brahmanique du sacrifice, qui au cours du temps à évolué d’un sacrifice d’un animal, d’une plante pour implorer la protection les dieux vers un sacrifice de ses fonctions vitales ou mentales nécessaire à la libération spirituelle. Ainsi pour le yogi, l’engagement est associé à l’ascèse et donc une certaine forme de sacrifice personnel. Quelque chose doit disparaître pour laisser la place à autre chose d’apparaître.


Pour quels résultats ?

Ce dont nous pouvons nous assurer à ce stade de la réflexion, compte-tenu des parallèles que nous venons de faire, c’est que le yoga est bien un engagement. Notre motivation (point 1) : nous libérer du cercle d'actions qui nous enferme. Notre réalisation (point 2) : agir sur nos actions. Nos actions (Point 3) : la posture, le contrôle de la respiration ou encore la méditation. Comment (point 4) ? A ce stade, nous connaissons déjà le détachement ou l’ascèse (tapas), en tant que discipline intérieure étroitement lié à l’idée du sacrifice personnel...Mais bien d'autres conditions sont proposés par les Yogasūtra de Patañjali.


Reste la questions des résultats (Point 5) que nous souhaitons atteindre, mais aussi de l’attachement à ces résultats attendus. En agissant sur le cercle des actions/résultats, le yogi cherche à dissiper les conditionnements pour atteindre Ce que le yoga appelle souvent la clarté, l’état de samadhi, de pureté de l’esprit, l’état dans lequel resplendit la vérité, appelé aussi parfois l’état d’éveil, un état mental tel un diamant poli de toutes ses impuretés ! Dissiper les couches d’incompréhension, les visions erronées, …pour que puisse naitre le discernement (viveka) complet en tout lieu, sans interruption (Sutra 3.54 des Yoga Sūtra de Patañjali). Voilà le résultat espéré. Attention toutefois aux travers possibles, car comme l'indique le chapitre 3 de cet ouvrage de nouvelles dispositions apparaissent alors, comme la connaissance, la compréhension, la perception du subtil et Patañjali nous met en garde car ces pouvoirs emprunts des qualités premières de matières, peuvent également égarer le chercheur spirituel. Seule solution alors pour atteindre l’état de libération, utiliser ces pouvoirs à bon escient.


Finalement, une proposition de définition

Au terme de ce chapitre, nous arrivons donc à la version « yoga-compatible » de l’engagement :


Des actions, détachées d’attente de résultats, libérées de l’entrave de nos désirs, qui visent à agir sur nos actions, pour en modifier les résultats, avec discipline, sans restriction, pour atteindre l’état de complet discernement, de clarté.


Propositions pour un engagement juste

Lors d’un week-end de formation sur l’anatomie qui s’adressait aux professeurs de yoga de l’IFY, la formatrice a proposé une description tout à fait charmante de la progression de l’enfant lorsqu’il passe de la position couchée sur le ventre à la position debout.


Au-delà de la gestuelle parfaitement remarquable de la formatrice, les parallèles avec le thème de l’engagement étaient évidents. N’est-ce pas un formidable exemple d’engagement que cet enfant juste à l’équilibre debout qui décide, mû par le désir de découvrir le monde, de mettre un pied devant l’autre….et de marcher ?


Utilisons cet exemple ensuite pour étayer nos propositions pour un engagement juste du yogi…





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